Recueillir une goutte de soleil

Avant le campement des 8 au 19 août prochains, voici un témoignage de la libération du bois Lejuc. Pendant 18 jours, c’est le projet de poubelle nucléaire qu’on a enterré et nos désirs qu’on a plantés dans le sol.

« L’air qu’ils boivent ferait éclater vos poumons. » 

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Nous sommes rentrés dans le bois le 19 juin 2016. Le jour même il y a eu : une manifestation d’animaux divers déguisés en humains (des hiboux surtout), la mise en cage de sept ou huit vigiles fantomatiques, un banquet collectif et un joyeux sabotage de masse des clôtures déjà installées sur plusieurs kilomètres. Des gosses cherchaient des scies à leur taille, des habitants du coin jouaient de la pince, on construit déjà des barricades avec les morts de l’Agence. Un préau en bois massif est érigé au milieu d’une plateforme, moche et déserte encore le matin : « Salamandre » (ou Salle-à-Mandres), on l’appelle aussi le « couarail », ce qui désigne dans le patois lorrain le lieu de sociabilité villageoise.

La Salamandre, la Gaie Pierre (à peine moins pacifique que l’abbé), la Rue-râle, la Hutte des classes… Des noms qui remplissent nos souvenirs et nos imaginaires ! Pour le monde, ces lieux n’ont jamais existé. Une ou deux mentions indifférentes dans « l’actualité » (ou dans l’oubli). Nous, on les construisait encore qu’on vibrait déjà de se battre pour eux. Et pourtant, n’importe quel architecte, ingénieur, journaliste ou touriste les aurait sans doute trouvées ridicules, ces cabanes, ces préaux, ces barricades : si fragiles mais tellement, tellement plus précieux que leurs immeubles smart en béton, leur laboratoire ou leur centre d’enfouissement ultra-sophistiqué. Presque tout lieu aujourd’hui est destiné à nous vendre des services. Mais quiconque est passé par le bois connaît la différence immense entre un lieu qui est fait pour nous et un lieu qui est fait par nous. Par nos foutues mains, grâce aux savoir-faire qu’un ami ou qu’un inconnu nous partage, grâce aux matériaux trouvés là autour – comme les arbres abattus par l’ANDRA -, ou que des voisins nous apportent en quantité.

Bon gré, mal gré, la cohabitation s’organise avec les oiseaux, les chiens, les hiboux et les tiques. Avec les humains au moins, il y a comme une complicité tenace : la complicité des fugitifs, des amis, des baroudeurs, ou des enfants qui jouent quand le (radio)chat de l’ANDRA n’est plus là. On n’aime pas trop parler de ZAD. Pour l’ANDRA, c’est une Zone d’Intérêt pour la Recherche Approfondie. Un jargon presque mignon. Parmi tant d’autres détours, on s’est appelés les ZIRAdieux, habitants de la Zone d’Insoumission à la Radio-Activité.

Personne ne parle de paradis, l’image de carte-postale faite pour les luttes en phase de récupération. On parle d’une auto-organisation qui avance à force d’expériences et de leçons, d’attention aux comportements sexistes entêtants, de fatigue due aux veilles prolongées sur les barricades. Mais au moins rien n’est jamais définitif puisque c’est une histoire qu’on écrit par nous-mêmes.

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Cette courte vie en forêt n’aurait rien signifié de plus qu’un caprice sans l’engagement politique, amical, combattif et logistique de villages voisins ou de la région, de Nancy, de Metz, de Verdun, des Vosges, de Reims, et souvent de plus loin encore. Des habitants du coin ont semblé dépasser une certaine gêne pour venir prendre l’apéro dans le bois libéré. On projette des films, on fait des balades, on plante des potagers, on construit au sol ou en haut d’un grand arbre, on gère un poil, on sabote encore un peu, on s’enhardie à caillasser un mannequin pendant des heures, on apprend à connaître les bois et reconnaître les plantes, on partage des savoirs d’auto-médecine, on parle stratégie, on se murmure autour du feu des histoires de lutte et de cœur, on fait des conneries, on transe en musique sur les énormes tuyaux métalliques laissés là par l’Agence… De foutues fêtes où tu vois des bolas voltiger, une disqueuse saboter, des copains-copines jouer, danser et hurler à la lune pleine.

Quand j’ai dû partir une ou deux fois de la forêt, c’était pour m’enfoncer dans les tubes souterrains, crasseux et trop lumineux du métro parisien. Ce n’est pas qu’un problème de paysage, hein. C’est que dans la forêt, l’abolition momentanée du Contrôle nous rend à une vie en commun infiniment plus intense et concrète. On n’a pas cherché à en faire une place-forte, mais plutôt une place de village qui se ramifie au creux les arbres. Avec enthousiasme, frénésie, fatigue ou douleur, nous avons tenté d’y ménager la place pour que s’y épanouisse quelque chose comme la liberté. Lorsqu’à l’expulsion, nous avons nous-mêmes brûlé une partie des habitations pour ralentir un peu le rouleau compresseur de la gendarmerie, après avoir fui, après qu’un copain a été brûlé, après qu’un paysan ami a vu son tracteur et sa bétaillère saisis, avant qu’un copain soit bientôt interdit de territoire, il a semblé que ces déchirements douloureux étaient le prix à payer pour avoir osé sentir « ce que vivre veut dire ».

A présent, quand on retourne dans le bois, on n’entend rien d’autre que l’inlassable et mortel ronronnement des machines du Progrès. Jusqu’à ce qu’on y mette un grain de sable assez puissant.

 

Et de ces fêtes, et de ces abris de fortune, il reste peu de photos, peu de textes, mais un souvenir qui restera longtemps tapi dans nos tripes et prêt à resurgir pour enfanter d’autres rêves et d’autres combats.

 

 Un enfant perdu qui n’est plus seul, parmi les ZIRAdieux.