Nous n’avions plus peur

Ce texte est un récit situé de la journée du 18 mai, entre Bure et Mandres-en-Barois (Meuse), l’épicentre de la contestation autour du bois Lejuc. Le 18 mai a eu lieu un nouveau vote du conseil municipal de Mandres pour confirmer la spoliation du bois communal au profit de l’Andra et de son projet démentiel de cimetière radioactif.

Mandres sous état de siège

En 2013, les habitant-e-s de Mandres ont affirmé par référendum ne pas vouloir se séparer de leur bois communal (le bois Lejuc), malgré les promesses mirobolantes que l’Andra offrait en échange. En 2015, le maire et son conseil forcent malgré tout l’échange du bois, dans des conditions qui, même dans le cadre du fantoche « État de droit », ne valaient pas grand-chose. En avril dernier la justice administrative reconnaît certaines des irrégularités de ce premier vote, ce qui contraint la Mairie à en faire un nouveau. C’est contre celui-ci que nous avons marché jeudi 18 mai.

Nous avons voulu quelque chose de plutôt festif et carnavalesque. Ça changeait du noir un peu lassant des manifs et qui ne correspond pas trop au terrain. Et puis la dérision, ça rappelle aussi la grotesque absurdité de ce vote où six ou sept conseillers municipaux comptent engager l’avenir d’un territoire (ou plutôt son absence d’avenir…). L’idée était d’abord de faire un repas en fanfare devant la mairie pour contester la tenue du conseil. Et si la situation s’y prêtait, on espérait bloquer les entrées de la mairie pour empêcher la mascarade (pseudo/anti-)démocratique de jouer sa partition.

Mais voilà, Mandres-en-Barois, ce village de 130 habitants du sud-Meuse, était complètement quadrillé, accaparé, infesté de flics. Même si on s’y attendait à moitié, entrer dans un petit village où t’attend une centaine de Gendarmes mobiles, où les rues autour de la mairie sont bouchées par des grilles anti-émeutes, ça fait tout drôle… Imaginez une « zone rouge » de sommet international en version miniature, au fin fond de la campagne française. Au coeur des métropoles capitalistes, ça devient une habitude, un tel siège policier (et ça l’était bien plus tôt dans les quartiers populaires). Mais dans ce tout petit village, il n’y a rien d’autre hormis les maisons privées qu’un lavoir et un garage… Alors voilà, notre petit cortège musical arrive et il n’y a presque pas âme qui vive dehors. Rien que des robots bleus qui occupent le village et semblent dire : ce soir, il ne doit rien se passer. Ils espéraient que par leur simple présence, ils réussiraient non seulement à décourager et intimider tou-tes les villageois-es, mais aussi à nous construire comme une menace qu’ils auraient pour mission de conjurer.

Premières sommations : nous allons faire usage de la farce

Très gentiment d’abord, on « demande » au barrage de Robocops de nous laisser passer. Le commandant Bruno Dubois, le vicieusement courtois commandant Dubois, nous répond : « vous pouvez passer mais démasqués et avec vos cartes d’identité ». « Passer » signifiant ici simplement circuler dans le village. Où « l’espace public » révèle sa vraie nature d’espace capté, approprié et contrôlé par l’État et ses milices. Mais nous on a toujours aussi faim, toujours aussi envie de danser et de bloquer. Alors on insiste. Ils ont l’air un peu surpris devant notre poussée qui se fait de plus en plus forte. Après quelques tentatives ils s’équipent un peu plus et commencent à pousser avec leurs boucliers et quelques coups de tonfa. Dubois se prend une baffe de peinture, une véloce boulette de papier tirée à la sarbacane et un petit coup de bâton, ce qui semble ébranler son égo protubérant. Mais finalement ça ne marche pas, alors on essaye de contourner le barrage par d’autres rues : les flics se déploient de plus belle.

Que ce soit avec la banderole renforcée, des discours, des jeux ou des pissenlits, rien n’y fait, ça ne passe pas. A plusieurs reprises, un-e copain/copine fonce vers les flics qui s’effraient, et s’arrête quelques mètres avant pour ramasser une fleur. A un moment, 3 ou 4 copaines se mettent à quatre pattes : « alors on est des moutons, et on veut aller brouter de l’herbe devant la mairie ». Un pas, deux pas, patatras, l’équipe bleue pousse, bouscule fort et matraque. Un flic se casse la figure. Pendant se temps ça continue de pousser dans des corps-à-corps effrénés. Ce genre de situation est revenu un grand nombre de fois : on n’arrivait pas à passer mais on se protégeait les un-es les autres en parvenant à quelques gestes offensifs contre les barrages (à coups de bâtons, de pierres, de peinture, de cris et de chants).

« Non je ne reculerai pas, pas cette fois »

La brutalité policière s’est accrue progressivement entre la fin d’après-midi et la fin de soirée, ce qui ne manquera pas de faire dire à certains : si vous n’aviez pas essayé de forcer le barrage, il n’y aurait pas eu de violences. Peut-être. Mais dire ça, c’est reconnaître en creux qu’il faudrait accepter comme normal l’état de siège dans lequel la milice d’État avait mis le village. C’était accepter comme un fait inévitable qu’à présent la milice d’État prenait le relais de la milice privée de l’Andra pour contrôler l’accès aux conseils municipaux. Ça nous était tout simplement impossible à admettre. Tout comme on ne pouvait plus admettre de reculer devant eux, d’abandonner les ami-es aux prises avec leurs coups. Et plus on résistait, plus ça matraquait, ou ça envoyait du gaz au poivre à bout portant pour qu’on aille cracher nos poumons une demie-heure dans un coin. La violence des flics n’est jamais gratuite. Elle veut briser les liens et les os, elle veut briser jusqu’à l’idée même d’une révolte possible.

Dans la bouche de la désolante clique journalistique, ces situations sont invariablement décrites ainsi : « la tension est montée entre les manifestants et les forces de l’ordre ». Mais la « tension », c’est le nom qu’on donne à des affects qui n’arrivent pas à s’exprimer, qui restent coincés dans la gorge ou dans les muscles parce qu’ils ne trouvent pas de terrains pour se dire, se battre, se jouer ou se danser. Or cet après-midi là, il y avait peut-être tout sauf de la tension. Il y avait un conflit qui avait son terrain, ses amis et ses ennemis. Dans un tel conflit tout devient clair.

Quand les flics ont interrompu au mégaphone l’hommage que nous rendions à deux camarades morts récemment, notre sang a bouilli. Les flics ont poussé et matraqué, mais nous tenions, nous tenions. « Non je ne reculerai pas. Pas cette fois, pas aujourd’hui ! Je ne reculerai pas ! ». Dans de tels moments, la détermination ou la rage ne sont plus les mots du virilisme ou d’une propagande triomphaliste, mais des instincts, des afflux de sang. « On étaient tous et toutes là parce qu’on ne pouvait pas être ailleurs. » a dit une copine le lendemain. C’est le contraire d’être là par défaut ou par devoir. Nous étions infiniment libres à ce moment-là parce que nous n’avions pas d’autre choix que d’être ici. Alors non il n’y avait pas de tension, mais une incroyable puissance collective qui circulait partout. C’est parce qu’on prenait autant soin les un-es les autres qu’on pouvait repartir sur la première ou la deuxième ligne de contact. C’est comme si nos corps étaient tramés des histoires communes que nous avions traversé-es ensemble depuis des mois. Nous ressentions tou-te-s la douleur des coups, mais parfois nous n’y faisions presque plus attention, tant nous étions habité-es par la rage de vivre et de lutter. « Je sentais la présence des autres et je ne lâchais rien. J’avais l’impression d’avoir plus de force physique, et même d’être davantage ancrée dans le sol. ».

Je suis contre un bouclier de gendarme et je sens les mains des ami-es qui derrière moi me tiennent et me soutiennent. Je suis plus loin derrière, je vois des flics qui menacent des ami-es de leur tonfa, je fonce pour prêter main forte. Mes yeux me brûlent à cause du gaz au poivre, je suis soigné-e et amené-e dans un endroit tranquille. Je vais mieux, je cours faire de même pour celleux qui souffrent encore. La solidarité donnait son sens à la guerre, et la guerre sonnait comme le prolongement du soin. « C’est presque étrange mais je n’avais plus peur du tout. Les seules fois où j’ai eu peur, c’était pour les autres, et j’allais les rejoindre. » Avec si peu d’habitant-es de Mandres à nos côtés, nous ne savions peut-être plus bien pour qui nous nous battions, mais nous sentions plus fortement que jamais que les attachements noués entre nous étaient les armes les plus puissantes et les biens les plus précieux.

D’un point de vue immédiatement tactique, nous n’avons pas réussi à bloquer le conseil municipal, et celui-ci a confirmé l’échange du bois (6 voix contre 5). Pourtant ce jour là, nous étions si tout à fait présent-es à ce qu’il se passait concrètement que leur mascarade démocratique nous est presque passée au-dessus. Comparées à ce qui nous avait maintenu ensemble, ces questions stratégiques et de représentation nous paraissaient complètement dérisoires. En réalité, nous avons remporté une immense victoire sur nous-mêmes. Nous avons vécu à un degré rare ce que solidarité veut dire. Face à l’État qui crée du vide entre les êtres pour mieux les assagir, les mesurer, les contrôler, les mater, les produire… Face à la compétition et à la concurrence qui devrait normalement se livrer entre nous, nous avons affirmé d’un cri magique absolument le contraire. En rentrant sous les trombes d’eau de l’orage qui nous lavaient des gaz, de toutes nos tripes nous avons dit : nous sommes libres parce que nous sommes lié-es.

Appendices :

1/ Le lendemain, certain-es d’entre nous sont allé-es toquer aux portes des habitant-es de Mandres. A l’heure où ce texte est écrit, déjà 34 d’entre eux ont entrepris de contester en justice ce nouveau vote du conseil municipal (étant donné qu’un conseiller a voté alors qu’il n’en avait plus le droit, au vu de ses conflits d’intérêt). Les habitant-es du village semblent encore prêt-es à se battre.

2/ Du 19 au 26 juin, pour fêter les un an de l’occupation du bois Lejuc, on organise une grande semaine de chantiers, d’ateliers et d’action en forêt ! Infos à venir vite, save the date !

3/ D’ici là, après, et toujours, s’ils réoccupent, on les expulse :

  • RDV le jour même à 18h à la maison de Résistance
  • Convergence vers Bure dans les jours qui suivent
  • Manif de réoccup dans les semaines qui suivent (infos sur vmc.camp)
  • Appel à actions décentralisées contre les promoteurs et sous-traitants de la poubelle nucléaire : Vinci, Eiffage, Edf, Andra, Areva, le CEA…

L’affiche et le tract, à diffuser largement !

ANDRA DÉGAGE ! RÉSISTANCE ET SABOTAGE !

BOOM BOOM BOOM ! I WANT YOU IN MY WOOD !

Des chouettes hiboux de Bure.